Nous
publions ici la lettre-témoignage de Monsieur Olivier de Lavalade, qui
nous retrace, avec beaucoup de pudeur et de précision, une histoire
familiale ponticaude très émouvante et riche d'implications sociales,
dont le centre est occupé par la rencontre, dans les toutes premières
années du XXe siècle, d'une ouvrière de l'usine Beaulieu et de son patron dont naquit le grand-père du témoin.
Jeanne,
Pierre, Léon et les autres…
Jeanne DUGÉNY, mon arrière-grand-mère,
était née à St-Jean-Ligoure en 1871, dans une modeste famille
d'agriculteurs. Très belle et très courtisée, elle avait donné le
jour à une fille naturelle, Marie, née à Bosmie en 1890, mais les
parents du jeune père, d'un niveau social plus élevé que le sien,
s'opposèrent à leur union. Le jeune homme mourut peu après.
Les parents de Jeanne eurent tôt
fait de marier leur fille à un jeune journalier de St-Yrieix, Pierre
FAUCHER, né à
La Roche-l
'Abeille en 1870, qui reconnut la petite fille. Leur mariage fut célébré
en 1893 à Condat où vivait Jeanne et où naquirent, en 1894 et 1898,
Catherine et Jean Baptiste FAUCHER, leurs deux enfants.
Lors du recensement de 1906, le
couple et les trois enfants habitaient au 5 de la rue (ou du chemin ?)
des Carrières d'Auzette. C'est dans cette maison que, la même année,
vint au monde un quatrième enfant, Pierre René FAUCHER, mon grand-père
maternel. L'année suivante, Pierre FAUCHER, victime d'un accident du
travail, mourut, laissant une veuve et quatre enfants.
L'entente régnait-elle entre les
époux ? La dette contractée par Jeanne à l'égard de l'homme qui
avait recueilli la jeune fille mère et son bébé lui était-elle trop
pesante ? Mon arrière-grand-mère ne cacha jamais que son dernier
enfant n'était pas né de son mariage mais d'une relation amoureuse
avec Léon BEAULIEU, patron de la fabrique de feutre de la rue d'Auzette
où elle travaillait.
Mon grand-père fut le seul enfant
dont Léon BEAULIEU toléra qu'il accompagnât sa mère à l'usine. Les
autres ouvrières, jalouses de cette faveur et peut-être à cause d'une
ressemblance, l'appelaient le petit patron, pour la plus grande
confusion de sa maman.
Jeanne et Léon s'aimaient mais un
chef d'entreprise ne divorce pas pour épouser l'une de ses ouvrières,
lui eût-elle donné un fils. Léon semble s'être attaché à Pierre
René mais l'enfant ne lui pardonna pas d'avoir séduit sa mère et,
ayant réussi son certificat d'études, refusa que son père naturel
finançât son entrée au collège et la poursuite de sa scolarité.
Attiré par les équipements techniques, il revenait sans cesse à
l'usine d'où son père le chassait en lui rappelant que sa place était
à l'école.
Bien des années après, lorsque
Jeanne évoquait son ancien amant, elle ne l'appelait que 'monsieur
Beaulieu'. D'où l'hypothèse, bientôt muée en certitude, qu'il se prénommait
René et que mon grand-père portait ainsi les prénoms de son père
nourricier et de son père biologique. Il existait bien un René
BEAULIEU, fils de Léon, mais il n'avait qu'une dizaine d'années
lorsque son demi-frère naquit.
La sollicitude dont il aurait
souhaité entourer son fils naturel, Léon BEAULIEU la reporta sur Jean
Baptiste FAUCHER, le demi-frère de son rejeton. À ce jeune homme un
peu simplet, il offrit un travail à l'usine, et le logea, lui et son épouse,
une autre Jeanne DUGÉNY, nièce de la première, dans une maison lui
appartenant.
Au lendemain de la première
guerre mondiale, Jeanne, ne sachant que faire de ce fils révolté,
l'envoya à Paris, chez Pierre MERLE, parrain de l'adolescent et époux
de sa demi-sœur Marie, qui, revenu du front la santé ruinée par les
gaz de combat, avait obtenu un poste
d’appariteur à
La Sorbonne.
Marie MERLE-FAUCHER était bonne
cuisinière et, à plusieurs reprises, elle prêta son concours lors de
réceptions données par le Recteur d'Académie. C'est à l'occasion de
l'une de ces réceptions que le haut fonctionnaire rencontra mon grand-père
et, séduit par sa vivacité d'esprit, le prit à son service en qualité
de chauffeur et de maître d'hôtel puis le fit entrer à l'École
Pratique des Hautes Études.
Pierre René FAUCHER ne trahit pas
les espoirs mis en lui et gravit bien des échelons de la fonction
publique, devenant lui-même haut fonctionnaire et le pair de celui qui
lui avait mis le pied à l'étrier. Il apposera parfois sa signature
auprès de celle du ministre mais n'oubliera jamais ses racines
limousines et ses ancêtres 'croquants', parlant le patois dès qu'il le
pouvait et contant avec fierté que Dante avait songé à écrire sa
Divine Comédie dans cette langue. Hélas, à l'époque à laquelle mon
grand-père aurait pu transmettre ce savoir ancestral à ses filles et
à ses petits-enfants, les langues régionales et, plus encore, les
patois faisaient l'objet d'un mépris quasi-général et, dans son
entourage, personne ne sut
ou ne voulut recueillir cet héritage culturel.
Chaque été, il passait plusieurs
semaines au Mas-Blanc, un hameau de l'ouest de Limoges, où vivaient
Jeanne, sa mère, et Marie, sa demi-sœur, les deux femmes qui l'avaient
élevé. Parfois, Jacques BEAULIEU, fils légitime de Léon, venait les
visiter mais, alors que Jeanne et Marie l'appelaient respectueusement
'monsieur Jacques', mon grand-père se montrait plus familier à l'égard
de ce demi-frère avec lequel, bien des années auparavant, il avait joué
dans la cour de l'usine de peaux de lapins, avec lequel il aurait pu
grandir si… Si…
Toute sa vie, mon grand-père
cultiva le souvenir de ses deux pères : Léon, le patron séducteur,
qui lui transmit sans doute le gêne de la réussite, et Pierre, le
journalier trop tôt disparu, dont la destinée fit sans doute naître
en son esprit ce souci de justice sociale qui ne le quitta jamais.
Neuville-sur-Vanne,
le 20 juin 2006
Olivier
de LAVALADE
Carte postale. Texte : Usine Beaulieu pendant la grève. La gendarmerie
venant occuper l'usine 9 mai 1905 (collec. J.-P. Della Giacomo)
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