Paulette Morel-Terrien

 

Le Masgoulet

  Ce texte de témoignage figure dans l’ouvrage coordonné par Jeannette Dussartre-Chartreux, Les Ponticauds : ce fut leur histoire, Association Les Amis de Lucienne Lasserre, Limoges, 1991, p. 24-25. Nous remercions vivement Jean-Loup Terrien et Jeannette Chartreux de nous en avoir autorisé la publication.

            Issue d’une famille de la bourgeoisie de Limoges, de tradition chrétienne au sens vrai du terme, et profondément républicaine (mon père s’est battu contre le Colonel de la Roque et ses croix de Feu en 34 et par la suite contre le PSF et mes parents ont fait une guerre " exemplaire " cachant les Juifs et les Américains, organisant (en commençant par leur propre demeure) l’exode des réfugiés alsaciens, puis des réfugiés belges. Consul de Belgique, le travail de mon père en temps de paix consistait pour l’essentiel, à mettre dix tampons par an sur un passeport ! Pendant la guerre, il participa à l’accueil des réfugiés parisiens et parallèlement, au parrainage et à l’envoi de colis aux gars du STO. La guerre terminée, il eut en charge le rapatriement des prisonniers de retour des camps, tout en défendant comme il le pouvait tous les habitants de l’immeuble contre les Allemands, qui en occupaient le premier et le deuxième étages, dirigeant avec le directeur de l’EDF le secours américain, etc. J’ai partagé toutes ses tâches avec eux et appris le sens du mot solidarité.

            Ayant quitté mon milieu d’origine par vocation évangélique et choisi de partager le sort de la classe ouvrière et celui, en son sein, des plus pauvres, je me suis tout de suite orientée vers « les Ponts ». J’ai trouvé, grâce à Henri Chartreux, prêtre-ouvrier qui habitait lui-même le quartier au rez-de-chaussée du n° 8 de la rue du Masgoulet, une mansarde avec une lucarne au troisième étage du n° 17 de la même rue et obtenu du travail à l’usine de porcelaine GDA - Faubourg des Casseaux[1]. J’y ai travaillé 12 ans comme « garnisseuse de fabrication », « colleuse de queue » comme on disait dans notre jargon d’ouvriers porcelainiers. Dans les deux usines de porcelaine du faubourg des Casseaux, à l’usine Legrand (qui n’avait pas la taille qu’elle a actuellement) et à l’usine de chaussure Heyraud en ville, travaillaient un grand nombre de Ponticauds ; ceux des deux « rives », Enfants de la Vienne ou Marins du Clos !  

Michel Filhoulaud, vue de la rue du Masgoulet, 01/06/1968

A côté de ma maison (qui abritait dans ses six pièces, trois familles avec leurs enfants et deux célibataires, dont moi), une autre, plus petite, servait de logement à une famille avec ses enfants et quatre célibataires, le tout dans six pièces également, le rez-de-chaussée servant d’entrepôt.

Il y  avait derrière  chacune de  ces masures une  courette et  au fond, les W.C,communs à tous les locataires. On allait chercher l’eau (et faire sa lessive) avec des seaux à la fontaine unique, au bout de la rue côté faubourg des Casseaux. Et puis un jour, en 1950 (c’était en hiver à la fin de l’année), rentrant à minuit d’une réunion, en arrivant devant chez moi j’ai trouvé des étais s’élevant jusqu’au deuxième étage posés sur les deux maisons et des barrières de sécurité alignées jusqu’au milieu de la rue - et, en faction devant l’ensemble, un agent de police.

J’ai demandé à celui-ci ce qui se passait. Il m’a répondu qu’un des habitants de la maison mitoyenne ayant entendu chez lui des sombres craquements, avait alerté la mairie, qui en avait référé aux services de sécurité de la ville. Le maire avait aussitôt dépêché quelqu’un sur place pour se rendre compte de l’état des deux immeubles dont les toitures et les murs étaient imbriqués les uns dans les autres. Léon Betoulle avait déjà eu sur les bras une affaire difficile, place des Bancs : une maison menaçant ruine s’était écroulée sur une partie de ses habitants. Ces derniers avaient heureusement pu être dégagés sains et saufs, ou sans blessure grave, à l’exception hélas d’une personne âgée qui avait été écrasée sous les gravats. Ces maisons n’avaient pas été évacuées à temps, alors qu’elles donnaient des signes de faiblesse alarmants. C’est pourquoi, ne souhaitant pas voir se renouveler pareil drame, il avait ordonné l’évacuation sur le champ des familles qui occupaient les numéros 15 et 17, avec l’aide des pompiers, de la police et des agents municipaux. J’ai demandé à l’agent de police à quel endroit les habitants avaient été relogés. Il  m’a  répondu :  « certains  chez  des  voisins,  des  amis,  ou  de  la  famille ».  A  ma question : « et les autres?" (les autres c’était ceux dont personne n’avait voulu !), avec un peu de gêne il m’a informé : « à l’hôpital dans un pavillon désaffecté ! » Il  s’agissait en  fait du pavillon des  « contagieux »,  laissé libre en permanence pour faire face à une épidémie), puis il ajouta : « si vous ne savez pas où aller, je vais vous faire un bon pour le gardien de l’entrée qui vous indiquera le lieu exact, mais il  faut  être  parti  à  7  heures  du  matin  et  rentré  le  soir  à  21 h ».    aller ?  Je  le  savais. J’avais cinquante portes qui s’ouvriraient si je frappais, mais j’avais déjà fait mon choix : « Si on a mis là-bas tous ceux dont personne ne veut, ils ne sont pas prêts d’en sortir et d’être relogés – et les autres pas davantage ». Ma place était avec eux, pour que tous ensemble nous nous battions pour obtenir une nouvelle habitation.

J’ai demandé si je pouvais récupérer quelques affaires. Il me fallait, au moins, ma deuxième blouse de travail, des habits de rechange et divers objets usuels. L’agent m’a dit : « D’accord, je monte avec vous. Mais pour vos meubles, c’est impossible, les camions de la mairie sont partis ». J’ai donc laissé sur place mon maigre bien, ne sachant pas si je pourrais le récupérer un jour ou l’autre, avant la démolition. Oh, il me fallait si peu de choses pour vivre. Quelques copains solidaires me fourniraient bien l’indispensable !

           Le mobilier des autres avait été entreposé dans un hangar transformé en « garde-meubles » mis à disposition par la mairie.

Après avoir remercié l’agent de police, j’ai chargé mon balluchon sur les bras et pris le chemin de l’hôpital. On nous avait mis dans une salle commune, les femmes et les hommes ensemble. A 4 heures du matin, le grand Joseph qui avait emporté sa lampe à alcool et une casserole faisait la « chicorée » pour toute la smala. Il  embauchait  à  cette  heure-là.  Nous  perdions ainsi  deux  heures  de  sommeil,  mais  au moins nous avions quelque chose de chaud dans le ventre, même s’il fallait subir la vexation du portier qui matin et soir fouillait nos sacs. Je crois bien que c’est le seul hiver où depuis longtemps nous ne nous sommes pas gelés, l’administration de l’hôpital ayant poussé la générosité jusqu’à laisser les radiateurs ouverts.

Nous sommes restés là un ou deux mois je crois. Mais il a fallu se battre pieds et poings liés pour obtenir un relogement pour les familles et les célibataires.  La mairie a donné l’adjudication à une entreprise de la ville pour la transformation de l’ancien centre d’apprentissage situé à la place actuelle du parc des sports, où nous avons vécu dans des conditions indignes (les cloisons étaient faites de planches non jointées, et on pouvait se passer le journal ou une cuillère à travers la cloison d’un appartement à l’autre... et chacun pouvait voir son voisin faire ses besoins sur un seau, que nous allions vider dans l’herbe, dehors, un peu plus loin, car il n’y avait pas de W.C. Trois ans après nous avons été relogés dans d’autres baraquements situés sur le flanc droit du stade. C’était légèrement mieux malgré une toiture en tôle et des cloisons de trois centimètres. Il y avait cinq W.C. pour 90 familles et un robinet par baraquement. Mariés en 1959, nous y sommes restés avec Claude jusqu’en juillet 60, où en raison de la grave maladie de notre fils, et ne trouvant rien de potable, nous avons pris un logement en accession à la propriété dans un immeuble Baticoop dont l’attribution était soumise à un plafond de ressources familiales, y compris les A.F.

Les numéros 15 et 17 de la rue du Masgoulet ont été démolis peu de temps après, par sécurité. On en voit l’emplacement sur la photo ci-contre communiquée par les Archives Municipales. [voir cette photo, avec d'autres, sur le site des Enfants de la Vienne]



[1] 1 Emplacement du four à porcelaine, préservé de la destruction et intégré dans le patrimoine historique du Limousin grâce à l’action persévérante de l’association Renaissance du Vieux Limoges et de son président Jean Levet. Note J. Chartreux.

      

 

Accueil

Présentation

Témoins

Textes et documents

Images

bibliographie

nous écrire