Entretien avec Suzanne et Pierre Dumas

réalisé par Jean-Pierre Cavaillé et Jean-Christophe Dourdet, le 21 septembre 2004[1]

JPC – Vous vivez donc sur l’emplacement où vivaient déjà vos parents ?

SD –  C’est mon grand-père qui a acheté le terrain qui n’était pas bien grand, mon grand-père n’était pas riche, il appartenait à une famille d’une dizaine d’enfants et ma grand-mère aussi, et comme ils n’étaient pas aisés, les deux n’ont pas eu grand chose, ils sont venus travailler à Limoges [2]. Ils ont travaillé durement pour acheter ce malheureux bout de terrain et en définitive la maison était constituée de cette partie là [Mr. et Mme Dumas montrent une partie du salon], c’était ce morceau. C’était partagé par une cloison, la cuisine ici, la chambre où couchaient mon père, mon oncle et leurs parents… Et alors ils vivaient, enfin, ils ont vécu, bien petitement, bien pauvrement [3]. S’ils voyaient comme c’est maintenant, ils seraient… j’espère qu’ils le voient d’un monde meilleur… 

  

Maison natale de Suzanne Dumas

Mon grand-père, je ne l’ai pas connu, c’était un conteur hors pair, paraît-il […] mon grand-père était le conteur, l’aède du coin. Une vieille voisine qui est morte il y a déjà bien longtemps, qui l’avait connu, m’avait dit : « Tu dis que ta grand-mère sait bien des gnorles, Petite, si tu avais entendu ton grand-père, il en savait bien plus » [4]. D’ailleurs, je le dis dans mon livre. On sortait le banc, parce que tout le monde n’avait pas de banc… le vieux monsieur Guélicou [5], avait la chance d’être menuisier, il avait fait un banc. Mon grand père s’asseyait sur le banc avec monsieur Guélicou et les autres s’asseyaient dans l’herbe, parce que la route n’était pas faite ; c’était dans d’anciens prés, il y avait beaucoup moins de maisons que maintenant, il n’y avait pas de belles maisons. C’était les ponticauds. Tous ces gens travaillaient rudement. Ma grand-mère avait trouvé une place… d’ailleurs je n’ai jamais compris comment cela avait pu se faire. Elle travaillait chez une couturière et elle avait appris à couper. A coudre, elle savait ; mais à couper ! Je n’ai jamais compris comment elle pouvait faire, parce qu’elle ne savait pas lire, alors comment pouvait-elle prendre les mesures des gens ? Et pourtant je l’ai vu faire des vêtements…

        

Les grands-parents                                                                          La petite Suzanne

SD –  Ce qui vous intéresse, c’est la vie de la population du quartier ?

JPC – Oui mais à travers ce qui vous importe beaucoup dans vos livres et dont témoignent vos recueils de contes, à savoir la question de la présence du dialecte limousin.

SD –  On ne parlait que ça, Monsieur.

JPC Jusqu’à quelle époque environ on ne parlait que ça ?

SD –  Ça a duré bien longtemps. Je ne sais pas […] Quand on commençait à aller à l’école, on nous interdisait de parler « patois », que c’était… d’ailleurs mon père et mon oncle étaient de cet avis et considéraient que c’était de l’inculture. Mon oncle vivait avec nous et il se fâchait parce que ma grand-mère ne parlait que le patois, enfin l’occitan.

JCD –  Et c’est à quelle époque que ça a commencé… qu’il ne fallait plus parler patois à l’école ?

SD –  À partir du moment où on allait à l’école, déjà du temps de mon père et de mon oncle. Mon père est né en 1896, mon oncle en 1899. Chez eux ils parlaient patois, et quand ils sont entrés à l’école, les instituteurs leur ont dit : « on ne parle pas patois, c’est les gens incultes qui parlent patois ». On ne s’est pas occupé des contes et de tout l’acquis que mon grand-père et ma grand-mère pouvaient avoir, non. Mon père et mon oncle en avaient honte, de ces parents illettrés qui ne savaient que dire, raconter des histoires. C’était la tradition orale et c’était comme ça ! On a commencé par leur dire que c’était de l’inculture. D’ailleurs, ils sont allés à l’école jusqu’à leur certificat d’étude et ils l’ont eu bien comme il faut, et après ils ont suivi les cours du soir pour essayer de sortir un petit peu de cette infâme anticulture. C’était comme ça. Malgré tout, ma grand-mère avait une sœur qui habitait dans le quartier et avec d’autres « dames » – je dis « dames » parce que les messieurs étaient au travail et puis il y en avait beaucoup qui étaient morts, parce qu’ils avaient fait des travaux très durs – ces « dames » ne parlaient que patois, et quand je suis entrée à l’école, moi, hé bien, on nous interdisait de parler patois. J’avais des cousines qui habitaient aux Vignes de Panazol – ce qu’on appelle maintenant Val de Vienne, mais enfin le vrai nom c’était les Vignes de Panazol – avec les petites cousines on allait à l’école ensemble, à l’école religieuse, Sainte Valérie. Hé bien c’était pareil.

JPC – L’école religieuse n’était donc pas plus tolérante que l’école publique sur cette question là ?

SD –  Non non. Ce n’était pas de l’occitan, c’était du patois, et mon oncle et mon père – et ma mère aussi – s’occupaient de ne me parler que français. Mais avec ma grand-mère… et puis avec ses copines. Avant d’aller à l’école, j’écoutais leurs conversations qui n’étaient pas très adaptées à mon âge, mais enfin…

JPC – Vous avez parfaitement retenu…

SD – J’avais beaucoup de mémoire.

JCD – C’est grâce à votre grand-mère que vous avez eu la langue.

SD –  Oui, parce que mon grand-père est mort pas mal d’années avant ma naissance… Il travaillait chez Haviland, et il travaillait même le dimanche matin, il travaillait six jours et demi par semaine, et vous voyez Haviland où est-ce que c’est par rapport à nous. Il y allait à pied, avec des « soques », comme il disait, des sabots bas et il faisait un travail très dur, ce n’était pas un homme costaud, il avait cinquante neuf ans et un soir, après avoir mangé, il a eu un malaise, et il est mort.

JPC – Cela veut dire que même au travail… à Haviland par exemple, entre eux, qu’est-ce qu’ils parlaient, les ouvriers ?

SD –  Ah, mais les ouvriers, ils parlaient patois, mais oui. Mon père travaillait à l’Union, ce que l’on appelait plus tard le Coop, hé bien il y en a beaucoup qui parlaient patois. Mais mon père et mon oncle mettaient un point d’honneur à ne pas le parler. Moi, quand je suis entrée à l’école, j’ai retrouvé des cousines que je voyais fréquemment, des cousines au second degré, mais on se fréquentait beaucoup, et j’allais souvent aux Vignes, et tout le monde aux Vignes – c’est pas loin le Val de Vienne, vous voyez où c’est – hé bien tout le monde parlait patois, et moi aussi. Quand on s’est retrouvé à l’école, si on avait le malheur… Une chose vraiment peu importante : on jouait au loup, et alors si le loup nous attrapait… à la récréation, un carré représentait la maison et l’on disait : « Crin, crau, barrar emb clau ». Quand les maîtresses entendaient ça ! A l’école publique c’était pareil : « Crin, crau, barrar emb clau », c’était pendable : « Vous ne pouvez pas parler français ? ». C’était très amusant de dire comme ça, alors on s’arrangeait pour qu’elles ne soient pas là, quand on le disait. C’était extrêmement strict. On a, je sais pas, on nous a enlevé notre langue, parce qu’on nous a présenté ça comme de l’inculture, c’est tout. D’ailleurs mon oncle et mon père avaient absolument cette opinion, et pourtant ça n’était pas des gens de droite, c’était des gens de gauche…

JPC – C’est important de le souligner.

SD –  Oui, oui. Leurs copains, c’était des gens comme eux, qui travaillaient aux Coop, dans la chaussure, n’importe où, c’était des ouvriers, mais ils avaient bien soin de ne parler que français. Et certains d’entre eux, en particulier mon oncle, faisait parti de l’Orphéon Socialiste, du Parti Socialiste, qui pouvait se payer le luxe d’avoir des gens qui allaient répéter deux ou trois fois par semaine et faire des concours à travers la France, et tous ces gens étaient des ouvriers et ne parlaient que français. [Pourtant] des chants en patois, ça existe !

JPC – Donc la génération de vos parents, les hommes et les femmes - parce que là il y a peut-être une distinction à faire : votre grand-mère, c’était un groupe de femmes qui ont continué à parler ensemble, jusqu’au bout…

La Marie Calobre et la Catarina (la grand-mère)

SD –  Ma mère était issue de la commune de Vicq : elle savait parler patois. Ç’avait été une très bonne élève, elle réussissait très bien, et elle n’entendait pas que je parle patois…

JPC – Elle ne voulait pas, elle non plus. Donc, c’est la génération de vos parents qui a…

SD – Quand j’allais chez mes grands parents à la campagne, mon grand-père passait pour quelqu’un de très intelligent, mon grand-père maternel. Il ne racontait pas d’histoires, amusantes avec les femmes - par exemple - ; il était très strict, mais il ne parlait que français. Du moins en présence des autres gens. Mais enfin il disait : « Il ne faut pas que la petite apprenne à parler patois, surtout », c’était une tare à ses yeux !

JPC – C’était parce qu’on pensait que la réussite sociale était conditionnée par le fait de parler français et plus du tout le patois. Vous pensez que c’est ça, ou…

SD –  Oh je pense que c’est ça, oui. On ne réussissait que si on était quelqu’un d’instruit et qui parlait français. Et on appelait indûment l’occitan du patois.

JPC – D’accord, comme partout ailleurs, ou presque…

SD – Vous êtes d’une autre région, et vous êtes plus jeune, mais moi j’ai connu une époque où dans la rue, là, on ne parlait que patois.

JPC – Oui c’est ça qui est important, qui est notable, c’est que l’on parlait donc patois en ville jusqu’à…

SD –  Sur les bords de Vienne les lavandières, quand elles s’insultaient : « granda puta, granda garça… ». Elles ne parlaient pas le français, sauf avec les clientes…

JPC – Mais, vous le dateriez… jusqu’à la seconde guerre on a entendu parler dans la rue, ou pas ?

SD – Entendu parler, jusqu’à la seconde guerre mondiale ? Hmmm… peut-être pas.

PD – De façon habituelle non, mais si on se promenait dans les rues, les ouvriers municipaux parlaient patois entre eux, même après la dernière guerre…

SD –  Oui c’est vrai, les ouvriers municipaux !

La Marie Calobre et la Catarina (grand-mère) un peu plus tard...

PD – Ils [les ouvriers municipaux] étaient originaires pour beaucoup de la campagne, et ils parlaient entre eux en patois.

SD –  En occitan.

PD – Oui peu importe.

SD –  Ils ne savaient pas que c’était de l’occitan. Ils faisaient comme Monsieur Jourdain, ils parlaient occitan sans le savoir.

JPC – Ils l’auraient su, peut-être qu’ils auraient été plus attaché à le conserver…

PD – Qui sait…

JPC – Je crois, parce que l’idée que ce n’est pas une vraie langue a fait beaucoup pour le ruiner, pour le perdre… a beaucoup fait dans la disparition de la langue.

SD –  Ce qui a tué l’occitan c’est que c’était une langue parlée et pas écrite. Mon grand-père et ma grand-mère paternelles ne savaient… ma grand-mère ne savait pas du tout lire et écrire, mon grand-père savait un peu, mais mon père disait qu’il écrivait café « c-a-f-e-t » par exemple, et il trouvait que son père, c’était vraiment un pauvre type, alors que je ne le crois pas, il avait une mémoire formidable. A ce qu’il paraît… des histoires, il pouvait en raconter une tous les soirs : comme Schéhérazade. ça ne devait pas être un imbécile, mais…. On l’avait un peu envoyé à l’école, parce que c’était un garçon ; les filles on ne les y envoyait pas.

SD – …Les filles ça n’avait pas besoin d’aller à l’école…

JPC – Et donc si elles n’allaient pas à l’école, elles maîtrisaient peut-être moins le français ?

SD –  Oh oui, elles parlaient toujours patois [6], moi, quand j’étais avec ces dames – aussi loin que mes souvenirs remontent, et ils remontent assez loin, je ne sais pas, vers trois ans – jusqu’au moment où je suis allée à l’école, je passais mes après-midi, à la grande fureur de ma mère, avec ces personnes qui ne parlaient que patois, ma mère ne se joignait pas à elles, et elle parlait français et elle estimait que c’était au-dessous de tout quand on en commençait à parler comme ça. Je me souviens que je ne devais pas parler patois devant elle, ni devant mon père, ni devant mon oncle. Avec ma grand-mère, oui, « Pita, pita, vaque‘qui »

SD –  Mais on m’a tellement seriné que c’était l’état le plus bas, le plus minable de parler patois que quand je suis devenue institutrice… J’ai commencé à la campagne : dans les campagnes en 41, on parlait patois. On ne parlait que patois. Mes élèves parlaient patois, mais ils me comprenaient.

JPC – Alors, est-ce que vous avez puni vos élèves, parce qu’ils parlaient patois ?

SD –  Je ne les ai pas puni, je leur ai dit de parler français. […]

JCD – Vous avez eu des élèves qui ont appris le français avec vous ?

SD –  Ah oui, il y en a qui ne savaient pas parler français, il n’y a pas tellement longtemps, parce que…

JPC – Jusqu’à quand cela ?

SD – Attendez, quand est-ce que j’ai trouvé un enfant qui ne parlait que patois ? Il était d’une famille nombreuse. Ses frères et ses sœurs étaient déjà à l’école, mais on ne devait parler que patois chez lui… vers l’année soixante, par là. J’ai eu un élève qui est venu, qui ne savait pas un mot de français. Un jour quelqu’un a dit : « Oh ça sent bien mauvais ! » Il a dit : « Qu’es que ai petat ? » Vous comprenez… et j’ai dû lui apprendre à parler… je lui ai dit « d’abord c’est pas poli » et puis je lui ai dit : « Il faut parler français ! ». Il s’est fait rappeler à l’ordre. Il n'était pas plus bête qu’un autre. Il avait des grands frères et des grandes sœurs, mais je suis sûre que chez eux ils ne parlaient que patois, parce qu’il aurait pu apprendre le français au contact des autres. Alors je lui ai appris à parler. En soixante j’avais déjà près de quarante ans et ça faisait quand même… vingt ans que j’enseignais… mais mes premiers élèves ne parlaient que patois. J’étais du côté d’Eymoutiers… un patois qui était différent du nôtre. Ça m’avait étonné… mais enfin… Je ne m’étais d’ailleurs pas vantée que je parlais patois. Je ne l’avais jamais dit. Ils ont dû dire que j’étais bien hypocrite par la suite, s’ils ont eu l’occasion de lire mes livres.

6.   Rencontre à la Clau : le cousin Alphonse Lazeyras

Oh il y a eu même mieux : quand j’ai commencé à participer au CLEO, la Clau de Lavalade, le premier jour, où je suis allée à la réunion, j’ai retrouvé un cousin au second degré, qui était très très doué, quelqu’un qui était très intelligent qui avait passé à la fois son bac math et son bac philo, parce que s’il était encore en vie il aurait quatre-vingt-dix ans maintenant, alors vous voyez que, à l’époque, il n’y avait pas beaucoup de gens qui passaient le bac. Il l’a passé à la salle des examens, c’était un tout petit endroit, vers la préfecture. C’était marqué longtemps Salle d’examens, mais ça été supprimé, je suppose. Mon cousin ne faisait pas fi de l’occitan. C’était quelqu’un qui avait l’esprit très éclairé, mais malgré tout il parlait français. Il était instituteur. Il aurait pu être autre chose, mais il était instituteur.

JCD – Quel était son nom ?

SD – Alphonse Lazeyras. Il y a pas mal d’écrits de mon cousin. D’ailleurs il était très doué. Il écrivait, il illustrait et il mettait les chansons en musique. Il était très, très doué… Alors j’ai retrouvé mon cousin. On s’était peu fréquenté parce que… on était cousins, nos grand-mères étaient des sœurs… on était proches… [7]

7.   Autre rencontre à la Clau : l’ancien élève Roland Berland

SD –  Le plus beau que j’ai retrouvé, ç’a été un ancien élève, l'un de mes premiers anciens élèves, on avait l’air aussi vieux l’un que l’autre... Il a écrit tout un livre en occitan : Lo lop seguiá la noça.

JCD – Roland Vincent [i. e. Roland Berland].

SD – Ah, vous l’avez lu ?

JCD – Oui, oui, je l’ai lu en partie. J’ai lu Lo lop seguiá la noça et puis aussi Solelhs gris, c’est un recueil de nouvelles et Los Jorns telhòu.[8]

JPC – C’est un élève à vous ?

SD – Un ancien élève, Oui, oui. Il m’a dédicacé son livre, en disant que… alors, il n’était pas Limousin, lui, il venait d’ailleurs, donc il parlait français et c’est avec les autres qu’il a appris a parler patois. J’interdisais de parler patois, mais lui il n’y avait pas à lui interdire : il parlait français. Il disait que… à une époque, on n’était pas du même côté, mais on était les seuls à parler français à l’école et que maintenant on parlait et on écrivait l’occitan pour le plaisir. C’était assez curieux de se rencontrer comme ça. J’ai même rencontré un ancien élève de mon mari, Vignaud, Pierre Vignaud, aussi… qui y avait-il encore ? Monsieur et madame Gane…

SD – …Roger et Josette … On était une douzaine, il y avait peu de gens que je connaissais dans le lot. On était bien content de ce que j’apportais comme provende, parce que ça se faisait rare… malheureusement on avait un défaut : pour la plupart, on était vieux.

8.   Théâtre occitan pour la fête de l’école

JPC – Vous avez été institutrice pendant toute votre vie active, est-ce que vous avez eu l’opportunité de transmettre oralement la langue à qui que ce soit.

SD – La langue occitane ? Je m’en suis bien gardée !

JPC – Par exemple, dans votre famille…

SD –  À la campagne, on parlait, je parlais toujours…

PD – Mais si, il y avait bien les occasions avec les amicalistes…

SD – Ah ah si… J’oublie ce détail que mon mari me rappelle opportunément… on faisait des fêtes scolaires. Même avant de me marier je faisais des fêtes, et j’écrivais toujours une pièce en patois. Je les ai jetées. Une fois on m’a dit : « Mais c’est une manie que vous avez ! » Alphonse avait écrit un opéra lui, ça volait beaucoup plus haut !

JPC – Un opéra en patois ?

SD – Oui ! […]

JPC – Et le texte se trouve quelque part ?

SD –  Non, il l’a jeté, il a fait comme moi, Madame Gane a dit : « C’est une manie que vous avez dans la famille ! ». J’écrivais…

JPC – Vous êtes sûre que vous les avez perdues, vous êtes sûre que ce n’est pas dans un coin ?[9]

SD –  Oh non, non ! On avait… simplement nos mains pour écrire, on n’avait pas de machine à écrire, rien du tout… Je parle d’il y a… la première fête que j’ai eu faite – je n’étais pas marié encore [10].

JPC – Oui, c’était à quelle époque ?

SD – Début Quarante-deux. J’étais très jeune et l’inspecteur qui est venu me faire passer mon CAP, il n’était pas content du tout, il m’a dit : « Vous n’avez pas peur d’avoir des incidents ?» J’ai dit « Monsieur l’inspecteur, non ! Je suis capable de me défendre ». Un soir à une répétition, des jeunes qui avaient bu un coup de trop sont venus nous embêter : j’ai attrapé la baguette qui me servait à montrer les lettres à mes petits élèves, et je leur ai tapé dessus [11]. Je les ai mis dehors. Je les ai mis en fuite. Ils ont dit : « Mais elle est méchante cette instit », « ‘la es meschanta l’institutriça » – « paubres pitits ! ». On répétait les soirs après le travail, le mien et le leur, on répétait…il y avait des choses en français, mais j’ai toujours eu des choses en patois. J’avais fait une pièce, la première chose que j’ai écrite, oui c’était la Gerba bauda : La fin des moissons [12]. Et puis j’avais un très bon sujet qui chantait et jouait très bien, qui a chanté ça, à la fête… Et je l’ai reprise par la suite. Quand j’étais marié, à ce moment, mon mari s’occupait de la partie en français, des choses plus… enfin, classiques. On avait même pris une pièce… Crispin rival de son maître [13]. La dernière fois qu’on a joué quelque chose, que l’on a fait une fête scolaire, il y avait Crispin rival de son maître. C’était mon mari qui s’en était occupé, et comme il y avait quelqu’un de défaillant, il avait même joué… Moi, je ne sais pas, à partir d’une chanson, je montais une pièce et…

JPC – Où vous jouiez ? Vous jouiez dans quel cadre ?

SD – Dans l’école. […] Pendant quelques années, c’était dans l’école. Après, on est resté un certain temps dans la commune de Rochechouart. Là, la première fois qu’on a joué… Les classes n’étaient pas grandes, elles étaient superposées, moi j’étais en bas, mon mari était en haut… et alors, ça ne marchait pas. On avait fait la fête dans la salle de bal du village. Les aubergistes… d’ailleurs c’était l’hôte qui était président de notre amicale et on avait joué dans la salle de bal. Vous savez, c’était des moyens de fortune, ce n’était pas… Mais enfin, il venait du monde, c’était plein ! Par la suite, l’année d’après, la mairie a fait construire une cantine et on a prévu que – le maire, c’était monsieur Pont à ce moment – après tout, on pourrait bien s’en servir comme salle des fêtes, alors avec les tables, qui étaient mobiles, et puis avec l’aide de tout le village, on travaillait. À Babaudus, dans la commune de Rochechouart, vous savez, ça n’existe même plus comme école, mais tout le monde s’y mettait, les uns faisaient la menuiserie, l’autre l’électricité, d’autres des costumes… et tout le monde, tout le monde travaillait.

JPC – ça n’aurait plus été possible, à cette époque là, dans une école de quartier, ici en ville, non ?

SD – ça, je crois pas, de toute façon, quand on faisait des fêtes scolaires, je me suis trouvée après à Limoges, mais on ne faisait pas une fête. On faisait une fête commune pour l’école, et chacun présentait un petit numéro minable, enfin j’appelle ça un petit numéro minable, parce que j’avais l’habitude de monter des choses… Ah oui, ça durait trois heures, quand même… Même la première fois que j’en avais fait une, ça a duré trois heures. Les gens étaient venus de partout. C’était pendant la guerre. Il n’y avait pas beaucoup de distractions vous me direz, mais c’était archi-comble…[14]

JPC – Le fait de mêler comme ça des pièces occitanes aux pièces françaises, est-ce que ç’aurait été possible en ville, à Limoges, dans les années Quarante, Cinquante, Soixante ?

SD – Nous, on est venu en Soixante-deux à Limoges…[15] Ce n’était plus possible. On était à la cité du Sablard. Vous savez, c’était déjà très mélangé… les gens venaient… il y en a qui venaient de la campagne, mais beaucoup étaient là depuis longtemps et ne parlaient plus, pratiquement plus l’occitan. Il y aurait eu, je ne sais pas moi, peut-être une personne sur dix, qui aurait compris l’occitan. J’ai été sollicitée par la suite pour raconter des contes à certains endroits… la dernière fois c’était au Pont-Neuf… Je suis allé à Aixe-sur-Vienne, un collègue m’avait demandé… et puis aussi une école du nord de la ville, un monsieur qui m’a demandé de venir raconter des contes au conseil des parents d’élèves.

JPC – Mais vous les avez raconté en…

SD – Je les ai raconté en français, parce que personne… Il y aurait eu peut-être une personne…

JPC Et ça vous intéresserait de venir conter en patois aux enfants de la Calandreta à côté, là ?

SD –  Je le parle mal, le patois.

JPC – Bah ! (manifestation d’incrédulité)

SD –  Je ne le parle pas bien, parce que je n’ai plus l’habitude de le parler, au point que…[16] quand on a inauguré la librairie occitane[17], hé bien on l’a inaugurée avec un livre à moi, puis on m’avait offert un magnifique bouquet, jaune et rouge, carré – c’est les couleurs de l’occitan. D’ailleurs c’est les couleurs du catalan aussi, de la Catalogne. Les catalans étaient plus malins que nous, parce qu’ils ont gardé leur langue.

10.   Certains parlent et d’autres pas : l’acculturation militante contre le patois

SD –  Oui mais maintenant… Je vois, dans le quartier, on est deux à être nés ici. Un voisin là-bas en face, un peu plus bas : Jojo. Il s’appelait Jojo, moi Zézette, alors pour rire on s’appelle comme ça…

JPC Jojo et Zézette, ça fait très titre de bande dessinée, je trouve, Jojo et Zézette.

SD – Tout le monde nous appelait comme ça : il s’appelait Georges, moi Suzanne, Suzanne, Suzette, Zézette, Georges, Jojo… mais il n’y a que nous deux qui sommes nés dans le quartier. On est les deux seuls.

JPC – Il faudrait aller l’interviewer.

SD – Qui ? Jojo ? Ho, mais sa famille était plus évoluée que la mienne… ça ne devait pas beaucoup parler patois, occitan, je ne crois pas… parce que… d’abord, il n’habitait pas là, il habitait dans le bas de la rue, et c’était des gens assez chics et les gens chics ne parlaient pas patois. J’ai connu son arrière grand-mère, comme ça, un peu…, alors elle, elle parlait le patois avec ma grand-mère

JPC – ça c’est important : les gens qui parlaient patois donc, étaient des gens qui, dans l’échelle sociale, étaient en bas, ceux qui étaient plus élevés ne parlaient pas.

SD – Voilà.

JPC – Mais alors, parmi les ouvriers, ceux qui avaient… disons une conscience politique forte, ceux qui militaient, etc. ceux-là étaient aussi très hostiles au patois.

SD – Mais oui.

JPC – Je pensais à votre père et à votre oncle qui étaient des gens qui avaient une conscience politique : ils ont même été en désaccord à certains moments, d’après ce que vous racontez.[18]

SD –  Ah oui, oui, ils se passaient de ces savons !

JPC – Mais enfin, ils étaient de gauche l’un et l’autre…

SD –  Mais ils avaient des idées religieuses, et ils les ont gardées…

JPC – Mais ce n’est pas pour cela que vous étiez à l’école privée, c’est parce qu'elle était la plus proche, non ?

SD –  Oui, mais enfin, c’était aussi un peu parce qu’ils avaient des idées religieuses. Mon oncle est mort jeune, il était secrétaire des employés de commerce de la CGT, il a été enterré à l’église Saint-Paul Saint-Louis, sa femme était institutrice et les organisations socialistes – il faisait partie de l’Orphéon Socialiste et d’organisations socialistes très actives – il y avait beaucoup de couronnes toute rouges, et quelqu’un a dit à mon père : « Quand j’ai vu rentrer toutes nos fleurs rouges dans cette église ! » Mon père n’y était pas, il était malade, il s’était retiré, il ne s’occupait plus de grand chose, et puis il était assez changeant... Tandis que mon oncle, par conviction, il était secrétaire des employés de commerce de la CGT.

JPC – Mais il n’était pas permanent de la CGT ?

SD –  Ah non, personne n’était permanent. Quand on faisait quelque chose, on le faisait gratuitement…

[…]

Mon oncle est mort jeune, il aurait plus de cent ans… [à ses funérailles] il y avait plein de socialistes, ils ne sont pas rentrés dans l’église évidemment, et ils ont reproché à mon père qui a dit : « Mon frère fait ce qu’il veut ! » [Son] frère faisait ce qu’il voulait et sa famille aussi… ils ont dit que, voir rentrer toutes ces fleurs rouges dans l’église… parce qu’à ce moment là, socialiste, était en général synonyme d’anticléricalisme. Ce qui était idiot, parce que…

JPC – Oui, mais cela fait partie de…

SD –  du folklore.

JPC – … de l’histoire aussi.

SD – J’ai des cartes encore de mon père et de mon oncle, de l’époque où la CGT ne s’était pas encore divisée.

JPC – Des cartes ?

SD –  Des cartes d’adhérents… Tout le monde n’était pas militant !

JPC – Alors cette idée – enfin c’est moi qui le dit – que plus on était militant, plus on mettait un point d’honneur à ne parler que français…

SD – Oui, parce que les copains de mon père et de mon oncle, qui venaient à la maison, hé bien, ils ne parlaient que français, et c’était tous des gens de gauche.

JPC – Entre eux, ils ne parlaient que français ?

SD –  Ah oui.

JPC – Même quand ils faisaient une fête, comme ça…

SD –  Ah oui, il y avait les fêtes de l’Orphéon Socialiste, ils apprenaient des chants. C’était des chants français. Grâce à mon oncle, j’ai appris très jeune le respect des partitions et puis des chants… de la musique classique. La classe ouvrière n’était pas... je ne sais pas moi, inculte. Il y avait une troupe théâtrale à Limoges [19]. Pas bien grande, bien sûr, mais enfin… J’entendais parler de tous ces gens qui étaient de gauche, qui étaient des ouvriers et qui ne disaient pas un mot d’occitan et la musique qui les intéressait, c’était la grande musique.

JPC – Mais alors, qui est-ce qui parlait, si eux ne parlaient pas ?

SD –  Ils étaient employés de commerce, en général eux, alors…

JPC – Par contre vous avez dit tout à l’heure les employés municipaux. Et tous ces travailleurs à la chaîne, les porcelainiers ?

SD –  ça parlait beaucoup patois là, c’était des gens qui venaient – mais avec une génération de retard – [de la campagne] à Limoges. J’avais un cousin, un cousin par alliance lui aussi, hé bien, mon père avait réussi à le faire entrer à l’Union et, il avait dit : « Il me fait honte parce que… » D’abord on l’avait employé à de gros travaux durs… Il travaillait à ce qu’ils appelaient le chantier… On livrait le bois, le charbon, les fûts de vin, il faisait des travaux très pénibles, alors ceux des succursales, qui travaillaient dans les magasins, ils avaient affaire au public, et il fallait qu’ils parlent français… les employés répondaient en français, même si les lavandières leur parlaient patois. Je me serais bien gardée de le faire, moi, parce qu’on m’avait tellement mise en garde contre ça… Le cousin, il venait de Nexon, il était marié avec la cousine germaine de mon frère… Il était malgré tout parent… De son côté, parce que ma famille grand-paternelle était de là-bas, on était aussi apparenté… Vous savez, ça se mariait beaucoup entre gens des mêmes familles, pas trop proches mais souvent, et alors le pauvre cousin, il est arrivé au chantier… c’était pas très gratifiant, des travaux durs, pénibles et il n’était pas payé plus que les autres… Il s’appelait Grosbonnet : mon père a dit, et mon oncle, qui était encore en vie : « Il nous fait honte Grosbonnet, parce que tu sais, ce qu’il a fait ? » Il avait des copains qui lui avaient fait un mauvais tour : chacun avait sa bouteille, de vin, pas d’eau, il n’y avait pas d’eau minérale à ce moment, ils avaient leur bouteille de vin, quelqu’un avait frotté le goulot de sa bouteille avec du piment – je ne sais pas où il se l’était procuré, mais – quand mon cousin avait voulu boire, il a recraché, et puis il s’est mis à leur dire « Ieu vau lo ’nar dire au chefe », « Je vais le dire au chef ». Mon père et mon oncle étaient furax. Ma cousine, au second degré – elle avait été en ville malgré tout, et elle avait dû aller quelques temps habiter à la campagne pour la santé de son père qui avait été gazé pendant la guerre de Quatorze. C’est là qu’elle avait connu son mari. C’était d’ailleurs un très bel homme. Mais lui, parlait patois encore, même s’il était plus jeune que mon père et que mon oncle, il parlait patois, mais alors il avait fait rire tout le monde : « Ieu vau lo ’nar dire au chefe », « lo chefe ! » ç’avait fait le tour de l’Union Coopérative... Mon oncle et mon père étaient très… « C’est votre cousin, oh oh quel con ! » – alors que je suis sûr qu’il n’était pas plus bête qu’un autre, mon cousin André. […] Il leur faisait honte, voilà. Après, quand il a été un peu plus déluré, on avait réussi à le mettre à travailler dans un magasin, mais il avait travaillé avec mon père et mon père me dit : « Il me fait honte, il y a des fois qu’il parle patois ! ». Pourtant, mon cousin, mais alors ce cousin Gros-Bonnet, je ne pense pas qu’il s’occupait de politique, lui, il ne s’occupait pas de tout ça, mais mon père et mon oncle, qui étaient vraiment des piliers de la gauche, hé bien, leurs copains…

JPC – Pareil, il n’y avait pas d’exception…

SD – Il y en avait un qui habitait dans le quartier, là, qui habitait sur les bords de Vienne, vers l’UP [Université des Ponts], si vous voyez où c’est : sa mère cultivait son jardin, son père aussi probablement. Son père, je ne le connaissais pas, peut-être était-il mort. En tous les cas, il s’appelait Darbouty dit Légume, on l’appelait Légume, parce que sa mère vendait des légumes, mais on disait en français, « Darbouty dit Légume ». Ils aimaient bien les “dits quelque chose”. Mais alors, c’était quelqu’un qui avait une très belle voix. Il faisait partie de l’Orphéon Socialiste aussi, et il était de gauche très marquée, mais il n’avait pas du tout envie de parler patois.

JPC – Donc, il n’y a pas d’exception, à votre connaissance… des militants de gauche patoisants, c’était presque inconciliable.

SD – … parce que les premiers qui se sont occupés de remettre le folklore en honneur ça été Maître Farnier [20]

JPC – C’est le Félibrige.

SD – Oui, oui. […] C’est quand j’étais gamine. […] Ils faisaient plutôt du chant et de la danse. Ça existe encore d’ailleurs. Il y a l’École du Barbichet.

PD – L’Englantina dau Lemosin ?

SD – Non L’Englantina dau Lemosin était un succédané de l’Orphéon Socialiste. […] L’École du Barbichet a été fondé par maître Farnier.

[…] l’Englantina dau Lemosin, c’était bien la gauche, parce que l’églantine c’était le symbole du Parti Socialiste à l’époque. Maintenant c’est la rose…

JPC – C’était mieux l’églantine, c’était plus prolétaire, par rapport à la rose…

SD –  Et le parti aussi.

JPC – Comme quoi, hein, les symboles sont importants.

SD – Je le trouvais bizarre, quand il y avait des fêtes socialistes, on vendait des églantines. Elles étaient rouges : ça m’a bien étonné, parce que les églantines, c’est rose. Mais ce n’est pas vrai : en montagne elles sont rouges, dans le midi, j’en ai trouvé quand j’ai passé du temps à Cotteret, ou dans des endroits comme ça, j’ai trouvé des églantines rouges. L’églantine était rouge. Mais enfin, il s’est embourgeoisé le Parti Socialiste : c’est une rose au lieu d’une églantine.

Oui, on vendait de petites églantines, comme ça, avec une épingle…

[...]

SD – Avec mon stock d’histoires, il [Yves Lavalade] était tout à fait content, parce que ça apportait de la provende.

JPC – J’ai une question à vous poser au sujet du stock d’histoires : ça s’explique très bien par l’origine immédiate des conteurs, qui était la campagne… tous les contes que vous avez rassemblés se passent à la campagne. Il n’y a pas d’histoires urbaines… qui intègrent les phénomènes urbains, la vie en ville, le travail en ville…[21]

SD – J’en avait peut-être, qui étaient parus dans la Clau.[22]

JPC – Il y en a qui concernent l’octroi [23] : c’est la campagne qui va à la ville pour vendre des choses au marché, mais la ville elle-même ne génère pas d’histoires.

SD – Vous savez, on était un quartier excentrique, nous, on était presque un village.

PD – ça tient je pense au fait, justement, que c’était une origine essentiellement rurale. Donc leurs histoires, c’était des histoires de la campagne. S’il y avait eu des gens de la ville pour venir regonfler, peut-être qu’il y aurait eu des histoires... Ça existe peut-être. Ma femme ne s’est pas trouvé avec des gens de la ville qui auraient apporté leur folklore.

JPC – Les lavandières par exemple, devaient avoir leur propre folklore, qui était en partie urbain, parce que c’était des urbaines, les lavandières.

SD –  Ah non, elles parlaient le patois… elles ne parlaient que patois.

JPC – Oui, mais c’est bien ce que je dis, elles devaient bien avoir leurs propres histoires en patois et qui devaient être des histoires…

SD – Elles n’avaient point le temps d’en raconter, les pauvres femmes.

PD – ça n’empêche pas, elles devaient bien parler…

JPC – Elles devaient bien en avoir…

SD –  Ma grand-mère et ses copines, elles étaient vieilles, et alors elles avaient le temps de raconter… Après, je ne les ai pas fréquentées [les lavandières]. Si il y avait la mère Roche qui habitait dans le bas de la rue, là, hé bien, qui allait laver à la Vienne, et qui ramenait son stock de lessive pour le faire bouillir chez elle, hé bien, elle ne parlait que patois, mais elle s’occupait pas de raconter des histoires, je peux vous le dire [24].

JPC – Qu’elles s’occupent ou pas [de raconter des histoires], elles devaient bien… c’était une culture orale patoise de la ville, puisqu’elles vivaient en ville, ces femmes…

SD – Oh mais on n’était pas considéré comme étant en ville, monsieur. Il y avait une ferme hein, en haut de la rue Edmond About… qui s’appelait alors le chemin Neuf du Puy Lannaud…

JPC – Alors les lavandières avaient une vie rurale, même si elles allaient…

SD –  Ah mais, c’était un quartier rural, ici.

PD – Elles devaient être d’origine rurale elles-mêmes.

SD – … Ils prenaient les travaux les plus bas, les plus mal payés, les plus difficiles, et bien heureux, parce que…

JPC – Mais alors la campagne, elle allait jusque sur le bord de la Vienne ?

PD – Géographiquement, oui. C’était des prés ici. Maspataud [25] avait acheté tout le coin.

SD – Il a pas acheté : c’était à lui. C’était un bourgeois et il avait « hérité » de tout ça ! Il avait revendu.

PD – C’était la campagne. C’est par lots successifs que c’est devenu des lopins individuels.

SD –  Aux Longes aussi, c’était une ferme. La ferme du docteur Raymond. Enfin, il avait un fermier bien sûr… Là haut, le père Gaudy, dans le haut de la rue Edmond About, il y a encore un mur qui clôturait.

PD – Il doit y avoir une partie du mur, seulement.

JPC – Oui, mais alors les ouvriers qui habitaient dans ces quartiers, ils habitaient à la campagne ou ils habitaient en ville ?

SD –  A ben, c’était à Limoges, mais c’était des bicanards.

JPC – Et les vilauds ils étaient de l’autre côté du pont ?

JCD – ça change avec les gens du côté du Pont Saint-Étienne.

SD – C’était pas pareil, c’était plutôt des voyous, qui habitaient rue du Pont. Oui, des gens qui n’étaient pas des gens convenables. Tandis que là, c’étaient bien sûr des gens d’origine rurale, mais très honorables.

PD – Mais les gens des ponts, les ponticauds, de l’autre côté… qui habitaient rue du Pont et autres…

SD – C’était pas les mêmes que nous…

PD – C’était les gens qui allaient habiter au bord de l’eau, parce qu'ils étaient miséreux. [SD – C’était affreux la rue du Pont, dans mon enfance] Comme dans n’importe quelle autre ville d’ailleurs. Je pense que c’était ça.[26]

JPC – […] Il y a un accent spécifique des Ponts

SD – Oui, je l’ai !

JPC – J’ai demandé à Jeannette Chartreux et à des amis à elles, aux Coutures, si cet accent était perçu comme patoisant, comme lié à la campagne, et ils m’ont dit que non.

SD – Non, c’était l’accent des Ponts. Par exemple, moi je n’arrive pas à différencier … J’ai l’oreille qui ne distingue pas les différents « é ». Mon mari se moque de moi parce que…

PD – Quand même pas… c’était caractéristique parce que…. [SD – Oui, toi tu étais spectateur] Une personnalité, Roumagnac, [SD – … qui a été secrétaire de Vincent Auriol] qui a été adjoint, trésorier payeur général, quand il est arrivé au lycée, on l’a mis en boîte, parce qu’il avait l’accent des Ponts [SD – Il l’avait toujours]. Il l’avait gardé [SD – mieux que moi], mais c’était quelque chose de typé sans doute pour que les gamins, les autres élèves du lycée en profitent pour dauber.[27]

SD – Il s’étonnait que je n’ai pas l’accent du square des Émailleurs. Sa mère était institutrice au pont Saint- Martial. Ce n’est pas l’école qu’il y a maintenant, c’était un endroit minable, il fallait descendre une marche pour accéder au logement, c’était vraiment minable, alors il était né là. Il avait un sacré accent, Roumagnac, mais il ne l’avait pas beaucoup perdu, au contact de Vincent Auriol .

PD – Il y en a qui le conservent. Vincent Auriol l’avait gardé.

SD – ça revient bien pour moi : quand je disais l’autre jour : « [œ s’ow d’ow] un seau d’eau ». Le naturel ressort. Mais vous savez à force d’avoir été mise en boite, quand je suis rentrée à l’école supérieure, on m’a dit : « Vous avez un bien drôle d’accent, mon petit ». Mes gentilles copines ont dit : « C’est une ponticaude ! ». C’est pour ça que j’ai proclamé que j’étais une ponticaude. Cela n’avait rien à voir avec la campagne, ça. C’était l’accent des Ponts.

JPC – Donc, les Ponts, c’est pas la campagne. Les Ponts, c’est les Ponts. C’est une zone de transition entre la ville et la campagne ?

SD – C’était une sorte de petit village.

JPC – Oui, mais il y avait du monde, dans ce village !

[...]

SD – C’était un véritable village. En bas de la rue – maintenant il n’y a plus rien du tout -, il y avait une petite épicerie buvette qui avait pas mal de monde, en bas de notre rue, en haut de la rue du Clos Jargot qui monte. Si vous descendiez dans le Puy Lanaud, que vous arriviez dans le Sablard, alors là il y avait plein de boutiques [28]. Il y avait deux ou trois bouchers, deux cordonniers, des bistrots, n’en parlons pas, il y en avait beaucoup : ils buvaient bien. Il y avait de tout. On n'allait pas faire ses commissions ailleurs. Et puis, une succursale de l’Union. Elle existe toujours, mais elle n’était pas là, au début. Quand j’étais petite, elle était au coin… de la rue Henri Dumont et du Sablard. C’était infect ! Je me rappelle de ce truc : ça sentait le pétrole, parce qu’on n’avait pas l’électricité au début, quand j’étais jeune. On a eu l’électricité après, il y avait encore des lampes à pétrole.[…] Alors je ne sais pas, le pétrole, la vinasse, l’huile… toutes sortes de choses… mais dans les grandes surfaces, ça ne sent pas. Tandis que là, dans ces petites boutiques, c’était dégoûtant. Alors après, quand ils ont été un peu plus argenté, c’est comme l’églantine qui est devenue une rose, ils ont fait construire un joli bâtiment et puis… holà, ça me faisait drôle… c’était plus près, mais moi j’aimais mieux l’autre, j’avais l’habitude d’y aller, moi je trouvais que c’était bien d’aller, comme ça à l’Union et, il y avait quand même des épiceries… trois ou quatre épiceries, alors vous voyez : deux ou trois bouchers, trois ou quatre épiceries, des merceries, ça a pratiquement disparu les merceries (personne ne coud maintenant). Tous les commerces dont on pouvait avoir besoin. Dans les épiceries, on vendait du vin, et des boulangers, il y en avait plusieurs. Le plus important c’était Cantillon, mais ça a tout disparu, tout ça… et il y avait un bureau de tabac […] c’était un minable petit bureau de tabac, qui faisait aussi buvette, mais ils ne servaient pas de repas, là. C’était une vieille femme qui tenait ça, plus vieille que ma grand-mère, elle est venue à une centaine d’année. J’y allais quelque fois, parce que ma grand-mère prisait, elle m’envoyait y chercher du tabac à priser.

JPC – Elle prisait ?

SD – Oui, ça existait, autrefois.

JPC – Tout le groupe là de ses copines prisait ?

SD –  Oui, oui, ça se faisait beaucoup. Elle me disait : « 'quò esclarzis lo cerveu ! » : « ça éclaire le cerveau »[29]. J’ai une voisine encore, la mère Gras, il n’y a pas longtemps qu’elle est morte, elle prisait encore, elle avait du mal à en trouver.

JPC – Elles passaient ensemble les après-midi ?

SD – C’était un groupe de femmes...

JPC – Ce qui est très émouvant, c’est ce que vous dites de la Marie Pelharaude.[30]

SD – Ah oui, c’est triste. Ça a fait presque pleurer Armand…

JPC – Et vous dites que l’on voit encore son petit logement...

SD –  Ah mais c'est celui de la Petite Marie.

JPC – Ah oui, c’est une autre.[31]

SD –  Oui, la petite Marie était, paraît-il, une cousine de Betoulle […]. La Marie Pelharaude, un monsieur qui est mort il y a pas mal de temps mais qui aurait cent ans maintenant, donc qui avait connu des choses plus anciennes que moi, m’a dit – elle s’appelait madame Penaud – il m’a dit : « Elle tenait une petite boutique où elle vendait des bonbons » et - en bas de la rue du Puy Lanaud ; qui descend bien, quand on arrive dans le Sablard. « Elle vendait des bonbons, où vous l’avez connu, il m’a dit, et de l’autre côté – par la suite il y a eu un boucher » ; elle vendait des petits produits, et puis il m’a dit : « Je ne sais pas ce qui s’est passé, elle n’a plus pu tenir et elle est devenue pelharaude et avec sa bourrique, elle faisait les quartiers, parce que vendre des bonbons c’était… et il m’a dit : moi, je me rappelle y être allé en acheter ». Mais ce monsieur, Léonce [Bélicou], aurait bien cent ans maintenant… Oui il était de l’âge de mon oncle, né en Quatre-vingt-dix-neuf.

… Son frère avait été le directeur général de l’Union Coopérative. Il est mort, il y a très longtemps. C’était au temps où l’Union Coopérative battait de l’aile, il a fallu que la fédération des coopératives la reprenne en main, et ça a pris le nom de Coop. Nous on dit : on va à l’Union. Nous, c’était le Sablard. Mon oncle, c’était vers la rue Aristide Briand […], mon père était rue Montjovis, enfin l’Union, c’était… il y avait, je sais pas, il y avait au moins une vingtaine de succursales. D’ailleurs les employés disaient : la 12, la 114, la 13, la 2, enfin…

PD – La 7 en bas.

SD –  Ah oui, en bas, c’était la 7. C’était très orienté à gauche. C’était des ouvriers qui avaient monté ça. J’avais lu, mais je ne l’ai point gardé, l’historique de la chose, parce que j’étais à l’école, et je faisais de la sociologie, on avait abordé le problème des coopératives et le professeur de sociologie a dit : « Est-ce que quelqu’un pourrait me procurer quelque chose sur l’Union Coopérative ». Je crois que c’était le cinquantenaire à l’époque. J’étais gamine, moi, et j’ai réussi à trouver un dépliant, que je lui ai donné… j’ai dit : « mon père y travaille ». C’était l’une des rares coopératives qui avaient marché et puis après, c’est devenu trop grand…

[…] L’Union drainait le plus important (de clients) parce que c’était moins cher. Il n’y avait que ceux qui avaient besoin de crédit, parce que l’Union ne faisait pas crédit, alors les gens allaient dans les petites épiceries où on leur faisait crédit, mais à l’Union ils sélectionnaient leur public…

18.      Commerces et bistrots : le français de rigueur

SD –  Des bistrots, ça manquait pas… maintenant il n’y en a plus.

JPC – Evidemment, dans tous ces commerces, y compris dans les bistrots […] on devait entendre le patois ?

SD –  Oh, ils parlaient français. J’allais des fois à la petite épicerie qui est au bas du Clos Jargot, cela m’arrivait d’y aller, hé bien, il y avait plein de gens qui habitaient la rue, et qui étaient de la génération de mon père et de mon oncle, peut-être un peu plus jeunes même, hé bien - ils étaient beaucoup qui buvaient : les clients de l’épicerie, il n’y en avait pas beaucoup, mais c’était le salon du pauvre, et ils parlaient français.

JCD – Et le Poisson Soleil ? Qui est-ce qui avait là bas ? des gens du quartier ?

SD – Oh non des gens de la ville, qui venaient s’encanailler un peu. Ils parlaient français. Jean Lafarge travaillait à l’Union, sa femme tenait le Poisson soleil. C’était un copain de mon père, beaucoup plus jeune, mais enfin… Il était très à gauche aussi. Quand il est revenu de la guerre de quarante, mon père lui a dit : « Alors petit, cette victoire, on l’a remportée ? ». Il a dit : « Je l’ai remporté cette victoire : j’ai sauvé ma peau ! ». La famille Lafarge, c’était des gens très à gauche. Ils étaient apparentés d’ailleurs à Jeanne Lafarge... Mais il ne parlait pas patois.

JPC – Le Poisson Soleil était donc fréquenté par des gens de la ville ?

SD – On y allait, nous aussi, mais c’était surtout des gens de la ville, qui venaient… manger une friture, qui avait été pêchée la nuit par les ravageurs… parce qu’ils ne se gênaient pas pour travailler de façon…

JCD – Et la Crotte de poule ?

SD – Ho, ça c’était un poème ! ça méritait bien son nom : il y avait des poules, partout, et puis les tables étaient en plein air : c’était surtout l’été que ça marchait, ce truc là. Alors, quand vous vouliez prendre une table, elles étaient déjà décorées. Oh oui, c’était pour ça qu’on l’appelait comme ça. Enfin, les gens de la ville venaient volontiers. Quand il y avait le feu d’artifice, la fête des Ponts, il n’y avait pas que les gens du quartier… il y avait tellement de monde… je me souviens de ce pont, qui était garni de gens. Ça durait trois jours. Ça commençait un peu le vendredi soir, et c’était le samedi, le dimanche et le lundi, et le lundi c’était le feu d’artifice. Les gens venaient de la ville. Ils venaient à pied […] quand j’avais une douzaine d’années, pas beaucoup de gens n’avaient de voiture, alors ils venaient à pied, ils prenaient le tram peut-être pour venir, mais pour repartir… on venait voir ça. Le feu qu’on tirait au-dessus de la Vienne, il n’y en avait pas d’autre. Il y avait bien sûr le feu du 14 juillet qu’on tirait au Champ de Juillet, mais il n’était pas sur l’eau.

JCD – Il y avait un mélange de classes, un peu là.

SD –  Ah oui, oui. S’ils venaient… même pour le feu de Saint Jean…

Il y avait un grand feu de Saint Jean qu’on faisait sur ce qu’ils appellent la place de Compostelle. On faisait un immense feu de Saint Jean. On en faisait aussi un beau, en bas de notre rue, tout le monde donnait… Même ma grand mère me faisait un petit feu de saint Jean, quand j’étais petite devant la maison : c’était pas goudronné, ça risquait rien… mais il y a beaucoup de gens qui donnaient du bois à brûler et l’allée des Vieillards, elle payait un lourd tribu, j’ai raconté le truc de descendre les bouts de branche : personne ne disait rien, c’était du vol, c’était du saccage [32]. C’était les dròllauds qui faisaient ça, de quinze ou seize ans, qui emportaient… elles étaient lourdes ces grosses branches… moi j’y étais allé voir, mais on ne participait pas. Ils traînaient ces grosses branches, les entassaient en bas : ça fait un petit bout de place en bas de la rue Edmond About, au croisement. Il y avait du bois, on avait un beau feu, moins beau que celui d’en bas, celui de bord de Vienne, mais on avait quand même un beau feu. Il y a des gens qui venaient voir… même les gens un peu chics du quartier, parce qu’il y en avait déjà, hé bien ils allaient participer. On faisait la ronde autour du feu de saint Jean.

JCD – Il y avait des chants ?

SD – Ah oui, Françoise Etay est venu me voir pour me demander les paroles du feu de saint Jean : De bon matin, Pierre se lève. Elle est venue un dimanche, elle m’a demandé si ça m’ennuyait, je lui ai dit nom. Je lui ai donné les paroles, pour la musique… [Suzanne Dumas se tourne vers son mari] C’est toi qui as chanté, je ne pouvais pas chanter. J’avais un chat dans la gorge. Alors elle a copié les paroles, je suppose qu’elle s’en est servi, car elle m’a dit qu’elle n’arrivait pas à les trouver. Vous connaissez ?

JPC – et JCD – Non.

PD – et SD – chantent : De bon matin, Pierre se lève (bis), Pour aller au bois fagoter lafaridondaine/ Pour aller au bois fagoter lafaridondon/ Sur son chemin, il y rencontre (bis)/ La servante du curé, lafaridondaine/ La servante du curé, lafaridondon/ Bonjour ma mie, bonjour mon Pierre (bis)/ Il embrasse un tout petit coup, lafaridondaine/ Il embrasse un tout petit coup, lafaridondon.

SD –  Et puis, je sais pas : ça revenait toujours « lafaridondaine ».

SD –  Et puis madame Hubert (l’une de mes collègues), puisqu’elle habitait dans le Puy Lanaud, y participait aussi. Poliment, parce que son père était clerc de notaire et alors… c’était la chanson, du moins c’était ce que l’on chantait chez nous…. avec une grande ronde autour de ce grand feu, et puis petit à petit le feu tombait, et il fallait sauter le feu… la chanson était toujours celle-ci : « Plus il la tient, plus il l’embrasse (bis)/ Et encore un tout petit peu, lafaridondaine/ Et encore un tout petit peu, lafaridondon ». Et alors l’un de nos plus proches voisins, qui avait invité une jeune fille qui habitait en face, lui il était marié et avait de grands enfants, et puis…

JPC – Vous le racontez dans votre livre.

SD –  J’ai pas dit son nom parce que j’avais peur qu’elle se reconnaisse. Elle est peut-être morte, d’ailleurs parce qu’elle avait sept ans de plus que moi… mon père et mon oncle étaient outrés…     Quand son père a appris ça le lendemain, il lui a passé un de ces savons…[33]

1er de l’an

On ne faisait pas de circuit de visites en ville, mais on allait retrouver des voisins (la famille Bélicou : « on buvait immanquablement de la liqueur de cassis) et de la famille, dans le quartier lui-même (la tante Marie Calaubre, qui habitait impasse du Clos Jargot, sœur de la Catarina).

Carnaval

SD –  Cette fête valait la peine. C’était spontané. Ce n’était pas les ouvriers municipaux qui fabriquaient des chars. C’était les particuliers qui se déguisaient, qui faisaient des espèce de char sur des carrioles. Les jeunes garçons (les filles non, elles étaient tenues à plus de réserve), les adolescents – ceux qui n’avaient pas les moyens d’avoir des vêtements chics, certains étaient déguisés en marquis par exemple. Ils ne devaient pas être de chez nous, mais des quartiers rupins  – s’habillaient avec les vêtements de leurs grand-mères. Ils disaient : « Ro Ro, sei Jano » [Rou rou, je suis Jeannette]. Ils avaient des masques, bon marché bien sûr. L’avenue Georges Dumas était noire de monde. Puis il a commencé à y avoir quelques voitures avec des réclames qui jetaient des images… on venait brûler Carnaval sur le Pont Neuf.

JCD – Ces masques représentaient quoi ?

SD –  Des figures hideuses. Remarquez moi, j’en ai eu un. Mes parents ne m’y amenaient pas déguisée, mais j’avais un habit de clown. Quand ma grand-mère était jeune elle avait fabriqué un costume de clown pour son plus jeune fils, pour mon oncle (mon père c’était pas son genre). Je ne sais pas où elle avait trouvé l’étoffe – parce qu’on tirait la ficelle à ce moment là – jaune et rouge ; un côté était jaune et l’autre rouge, avec des grelots.Il avait une espèce de perruque et j’avais un masque en effet. Il avait été fait pour mon oncle. Mon oncle avait 14 ou 15 ans et après elle l’avait mis à ma taille. Mais on ne m’amenait pas. Je me déguisais à l’intérieur. On faisait une petite fête, mais une fête familiale pour le Carnaval. On mangeait ensemble et faisait notre petit Carnaval et moi j’étais déguisée en clown. Cela m’avait d’ailleurs valu une belle histoire, car j’allais à l’école libre et on a parlé du Carnaval et on nous a demandé si on s’était déguisé pour le Carnaval. J’ai dit oui je me suis déguisée en clown. Oh ! j’ai déchaîné les feux du ciel. On m’a dit : comment c’est fait cet habit de clown ? Il y a un pantalon ? J’ai dit oui, il y a un pantalon avec des grelots. « Vous vous rendez pas compte que vous avez fait un péché mortel : une fille ne doit pas porter de pantalons ». J’avais sept ou huit ans, moi.

Concours de pêche

SD –  Mon père m’amenait voir ça. Les gars descendaient pêcher le dimanche matin. Ils étaient extrêmement nombreux, avec la gaule et tout l’attirail. Mon oncle et mon père ne participaient pas. Ils allaient pêcher sur l’Auzette à Morpiena. C’était une grande manifestation, où ne participaient pas seulement des Ponticauds pour faire un nombre de participants pareil. Il fallait qu'ils soient recrutés d’un peu partout. Les gens qui avaient pris un poisson criaient : « Commissaire ! », pour que l’on vienne constater la prise.

JCD – On gagnait quoi à ces concours ?

SD –  Je ne sais pas. On devait bien gagner quelque chose. Mais j’étais petite… j’avais cinq ou six ans. Il y avait des prix, mais on ne m’avait pas dit quoi.

 

Fêtes religieuses

SD –  La grande fête, c’était le couronnement de la Saint Vierge, le dernier jour de mai. C’était le seul jour où les filles avaient le droit d’entrer dans le chœur. Toutes les petites filles de l’école libre. Il y avait un monde fou et on nous faisait entrer tout habillé de blanc, avec une couronne blanche.


[1] Transcription presque intégrale de l’entretien. Nous avons volontairement conservé de longs passages ne concernant pas directement le quartier des Ponts, car ils nous ont paru donner des informations très intéressantes sur le métier d’institutrice à la campagne dans les années 40-50, sur l’histoire des groupes occitanistes de  Limoges, etc. La syntaxe par endroit est légèrement remaniée pour faciliter la lecture, mais nous avons voulu conserver, autant que possible, la forme orale. Pour les mots, expressions et phrases en occitan, nous avons utilisé la graphie classique (qu’utilise d’ailleurs Suzanne Dumas dans ses recueils de contes). Le découpage est évidemment aussi de notre fait, mais nous avons respecté la continuité de la discussion. Nous avons ajouté des notes dont le but est surtout d’enrichir l’entretien, ou de l’illustrer, par des renvois aux écrits publiés de Suzanne Dumas ainsi qu’un second entretien (indiqué par sa date : 1/07/2005). Les photographies illustrant le texte appartiennent à la collection particulière de Suzanne Dumas.

[2] Sur les circonstances de l’installation des grands-parents, d’abord dans un logement près du pont Saint-Etienne, voir, dans Je suis une ponticaude, le chapitre intitulé Les Ponticauds, p. 11-14. 1/07/2005. SD – Ils avaient loué une maison pleine de punaises, près de la blanchisserie Deschamps, sur le bord de Vienne. Mon père est né là. C’était des temps durs, avec un fort clivage entre les bourgeois et les autres.

[3] « Réunissant leurs petites économies et les pécules octroyés par les aînés, il acheta un morceau de terrain et y fit planter sa petite maison. Elle fut la première de la rue – une « prade » comme on l’appelait –. C’était simplement une grande pièce divisée en deux par une cloison de bois. Mais l’aspect extérieur était flatteur car la maisonnette était – luxe suprême – couverte d’ardoises avec un toit à quatre pans », Je suis une ponticaude, p. 12-13.

[4] « « … on venait des autres chemins pour l’entendre. Il en savait un plein sac et il faut voir comment il les racontait ! ». J’étais suffoquée – «  Et ces contes, ma grand-mère ne les savait pas ? – Oh non, c’étaient pas les mêmes. Tu sais, chaque village avait les siens… » », SP, p. 60.

[5] En fait Bélicou.

[6] Voir le conte du recueil de La Catarina dau Ponts : Lo tren de Nexon.

[7] D'Alphonse Lazeyras, voir surtout Aier, auei : chançons novelas en' Lemosin ; prefacia de I. Lavalada, La Clau Lemosina, Limoges, 1979.

[8] Roland Berland, Lo lop seguia la noça [ Le Loup suivait la noce], Limoges, La Clau lemosina, 1988 ; Solelhs gris : recuelh de novelas [Soleil gris, recueil de nouvelles], Limoges, La clau lemosina, 1992 ; Los Jorns telhou [les jours tilleul], La Clau Lemosina, Limoges, 1996.

[9] 1/07/2005. SD – Si je revenais dans les endroits où j’ai exercée, peut-être je trouverais des jeunes qui ont gardé la copie du manuscrit. Car ils recopiaient à la main.

[10] 1/07/2005. SD – C’était à Brumat de Bussière-Galant. Il y avait un monde fou. On a ramassé beaucoup d’argent. Il a fallu tout donner au Secours National qui était tenu par un milicien qui a failli se faire occire à la Libération. J’avais construit une pièce en patois autour de la chanson de notre folklore : La Gerba Bauda. Ils étaient très content de jouer quelque chose dans leur langue. Ça été très applaudi, plus que les pièces en français. Après je n’ai rejoué qu’après la Libération, parce que les jeunes gens qui pouvaient jouer étaient au maquis ou au STO. C’était en 1945 à un endroit qui s’appelle Le Clou, entre Peyrac-Château et Saint-Julien le Petit. C’est là qu’il était question de Nanon : « Ente vas-tu bela Nanon ? »… Ensuite, j’ai fais deux années à Quinsac dans la commune de Saint-Yriex, toujours dans des écoles de hameau, des endroits perdus. Quand j’ai été mariée, on travaillait ensemble, mon mari et moi. Lui travaillait dans la partie noble, artistique, avec des pièces en français, de Courteline, Labiche, Le Sage. Ces gens étaient très peu instruits, même nos jeunes… Puis on n’a pas pu continuer parce que tous ceux qui étaient bons étaient présentés en sixième et ils étaient perdus pour nous. Je m’occupait de la partie « patoise », occitane, que j’écrivais phonétiquement à l’époque (c’était avant de rencontrer Lavalade) et de la danse classique, parce que j’avais aussi fait de la danse classique.

[11] 1/07/2005. SD – Ils avaient une excuse. Ils étaient aller passer une visite pour le STO. Je les ai chassé à coup de baguette et ils n’ont pas protesté parce qu’à cette époque là une institutrice c’était quelqu’un qu’on ne touchait pas.

[12] 1/07/2005. SD – se souvient d’une réplique de cette pièce « A tot aura mon Piere. A tot aura ma Jana.».

[13] Comédie en un acte de Le Sage, 1704.

[14] Voir supra n. 10

[15] Mme Dumas a également enseigné en Algérie (El Asnam, ex Orléans-Ville, aujourd’hui Chlef) à une population arabophone, pendant trois ans, entre 1967 et 1970, dans le cadre de la coopération, en CET. On lui a demandé, lors de notre deuxième entretien, si elle avait utilisé dans ce cadre l’expérience qu’elle avait eu avec les petits monolingues occitans. Elle nous a répondu que ces élèves (14/17 ans), qui se préparaient aux métiers d’aide familiale, de couturière et d’infirmière, étaient toutes parfaitement bilingues. Elle en a gardé un très bon souvenir. Son mari, nous dit-elle, avait commencé à apprendre l’arabe.

[16] Ce point, laissé en suspens est éclairé le 1/07/2005 : SDC’est un jeune homme, Jean-François Manequin, qui faisait partie de l’IEO lui, qui était pion, préparait un doctorat en droit, sujet très brillant, qui avait été chargé de lire certaines de mes histoires… parce que je ne parle pas très bien occitan.

[17] La Librairie Occitane, rue de la Porte-Panet, aujourd'hui transférée rue Haute-Vienne.

[18] Voir le chapitre essentiel de PE, où SD raconte comment elle assistait en 1928 aux querelles dont les belligérants étaient son père, qui à ce moment là avait quitté le Parti Socialiste pour rejoindre le Parti Démocrate Populaire de Georges Bidault, son autre oncle Louis, fervent partisan de la SFIO (celui dont SD parle ici) et son oncle Joseph, qui figurait sur la liste du docteur Basset, qui allaient remporter les élections législatives dans la circonscription Limoges 1ère… Elle note que les femmes de la maison, par contre se refusaient à entrer dans ses disputes, en particulier la grand-mère Catarina, sarcastique : « Qu'es ben quò que vos balharà a minjar, vòstra politica ! » et qui n’hésitait pas à réclamer le silence : « Vautres nos fatz chijar, barratz vòstras gòrjas »,  SE, p. 175-181 (orthographe rectifiée). Voir également les deux chapitres conclusifs de PE : Si nous parlions politique ? et Les passions déchaînées.

[19] 1/07/2005. SD – On avait des places au théâtre, parce que mon oncle était choriste à l’orphéon socialiste, on avait des place gratuite le mardi. On y allait à pied. Il fallait que la famille se relaye pour me porter, car je dormais quand on en sortait.

[20] René Farnier, bâtonnier à la cour d’appel de Limoges, Majoral du Félibrige. Auteur de nombreuses comédies en limousin, publiées entre 1920-40. Auteur, en outre, d’une petite plaquette : Régionalisme et folklore, par René Farnier… S. l. n. d.

[21] A une exception notable près : Còssas sechas ! Còssas sechas ! Contes Pebrats de la Catarina dau Ponts, p. 37-45. Nous présentons et traduisons ici ce conte, dont l’histoire se déroule entre les Ponts et la ville.

[22] Il s’agit sans doute du conte cité dans la note précédente.

[23] Per passar ‘na lebre a l’autreig (Pour passer un lièvre à l’octroi), Contes pebrats de la Caterina daus Ponts, p. 11-17.

[24] « La mair Rocha » avec son accent inimitable, celui qui sévissait alors sur les bords de la Vienne, racontait. Car elle voyait beaucoup de monde, elle qui lavait pour les dames de la « ville ». Pourquoi ces paroles se sont-elles gravées dans ma mémoire neuve : « Tu las pourtas, la rauba de vélors, granda puta, granda vacha ; que amb ton cul qué tu l’as gagnadas ! » ? Elle rapportait la discussion qui l’avait opposée à quelque cliente, mauvaise payeuse et dont l’élégance offensait l’honnête travailleuse. Essayez donc d’aller à la Vienne avec votre brouette pleine de linge, de le laver et de remonter le Sablard et le Puy Lannaud avec ce même linge mouillé. De faire bouillir la lourde lessiveuse sur un feu de bois (pas de Persil, ni d’Ariel), de repartir pour rincer à la rivière, reprendre le même chemin, faire sécher et repasser. Si après cela, on ne vous paie pas, je suis persuadée que vous adresserez des paroles malsonnantes à votre riche cliente… », SP, p. 19.

[25] Maspataud : brasseur. 1.06.2005, SD : « C’était des près : Mapataud faisait ces livraisons avec des camions attachés de chevaux et il fallait bien mettre les chevaux quelque part. Il avait en fait hérité de ces champs. C’est une famille très ancienne et très riche. Ce n’était pas des gens avec qui j’avais des contacts. Il y avait un clivage : les bourgeois et les autres ».

[26] « … les Ponts n’avaient guère bonne réputation et pour cause ! On les appelait les Pieds-Noirs. C’étaient souvent d’anciens condamnés de droit commun qui, pouvant difficilement trouver du travail, devenaient flotteurs de bois. D’autres, sur leurs barques plates, pêchaient les poissons de la Vienne de façon fort illégale. C’étaient les fameux « ravageurs ». Les femmes, souvent, lavaient dans la rivière le linge des « dames » de la ville, « Qu’era las bujandieras » », SP, p. 12. Concernant les flotteurs de bois ou naveteaux leur statuts d'anciens détenus n'est, pour l'ensemble d'entre eux, nullement attesté. Voir la page qui leur est consacrée.

[27] Charles Roumagnac a préfacé Je suis une ponticaude.

[28] Pour une plus ample description des boutiques du Sablard, voir PE, p. 41-44.

[29] « … on faisait circuler la tabatière, car on prisait ! Chacune était nantie d’une tabatière en bois de forme diverse : sabot, cœur, rondes ou carrées. Quant à ma grand-mère, comme elle était chez elle, « son topin » était en porcelaine blanche, avec des cannelures, toujours bien rempli ! A tour de rôle, on offrait la prise. Quelquefois, même, j’avais le droit de puiser dans le « topin » à la suite de quoi j’éternuais à en perdre le souffle. Quand ma mère en faisait reproche à sa belle-mère, celle-ci répondit : « Quo desgatja lo cerveu » », SP, p. 18-21.

[30] PE, « La fin d’une époque », p. 65-68. Voir aussi son portrait dans les Contes de la Catarina daus ponts : « Quand iu era pita, dins los ponts, n’i avia ’na vielha que ’massava las pelhas e las peus de lapins. ‘La passava en credant : « chiffons ! Peaux de lapins, peaux ! » (perque ‘la parlava aussi lo frances). Sos sacs eran penduts sur l’eschina de sa borrica qu’era beleu tan vielha coma ela. Tots los pitits se cachavan perque lors mairs lor disian : « si tu ne ses pas sage, la Pelharauda te metrá dins son sac ! ». Me, n’avia pas paur d’ela, perque ‘la venia suvent chas nos. ‘La n’era pas meschanta. ‘L’aimava las nhòrlas e de la vetz totas las vielhas assembladas chas ma granda-mair li disian :

- Mari Pelharauda, contatz-nos « Lo dauror de cons » !

Tot lo monde risian ; me aussi, de las veire rire ; mas iu comprenia pas. Avia beleu quatre o cinc ans ; mas, dins ma pita testa, las paraulas de la Pelharauda fasian lor chamin », p. 89-90.

[31] Grave confusion d’un lecteur distrait ! Voir en SP le beau chapitre sur les « Trois Marie », p. 22-25.

[32] « … nous suivions les « gallureaux ». Ils se dirigeaient vers l’allée des Vieillards, bordée de chaque côté de gros arbres plus que centenaires […] Armés d’une longue corde solide à laquelle était, non moins solidement, attachée une lourde pierre, ils projetaient cette dernière à cheval sur une solide branche. Se suspendant à chaque bout de la corde, à deux ou trois ou même plus, selon l’importance du bois choisi, ils tiraient. On entendait un craquement sinistre et l’arbre était amputé d’un de ses membres… », SP, p. 91.

[33] « Une année, un voisin rigolard, et père de deux de mes petits camarades participa à la ronde. Elu « Pierre », il choisit une charmante jeune fille, la Thésou, et l’embrassa passionnément, prenant son rôle trop au sérieux, sans doute émoustillé par la fraîcheur de la jeunesse. Ce fut un beau scandale dans l’assistance. Quels commentaires ! Quels blâmes ! D’autant que l’épouse assistait au spectacle, tenant ses deux bambins par la main. Elle riait, ne s’offusquait pas.

   - « Visa quela granda babòia emb sos pitits. Me, a sa plaça, lo surtiriá de la ronda lo Julien !
    - A son atge, embraçar 'na filha de quinze ans davant tot lo monde ! ».

L’unanimité dans la réprobation. La mère dudit Julien était présente, bavardant avec des vieilles comme elle. Beaucoup moins compréhensive que sa belle-fille, elle était furieuse de l’esclandre de son fils : à trente-cinq ans, on ne participe pas aux réjouissances des « gallureaux ». Elle entraîna sa bru et ses petits-enfants vers leur demeure, reprochant à la jeune femme de ne pas « tenir » son mari. […] il y eut des prolongements le lendemain. Son vieux père, homme d’une grande dignité, fut informé par sa femme de « l’inconduite » de son fils qui passa un mauvais quart d’heure. Stupéfiant qu’un homme de cet âge ait pu accepter sans murmurer une aussi verte semonce », SP, p. 93-94 (orthographe limousine rectifiée).

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bibliographie

Sommaire

1. La maison et les grands parents

2. Le “patois” : langue commune, langue interdite

3.Patois/ occitan

4. Les filles, le patois et l’école

5.Institutrice à la campagne

6. Rencontre à la Clau : le cousin Alphonse Lazeyras

7. Autre rencontre à la Clau : l’ancien élève Roland Berland

8.Théâtre occitan pour la fête de l’école

9. Perte de la langue

10. Certains parlent et d’autres pas : l’acculturation militante contre le patois

11. L’églantine rouge et non la rose

12. Contes de la campagne

13. Le village des Ponts

14. Il y a ponticauds et ponticauds

15. L'accent des ponts

16.Un village particulier

17. L’Union coopérative

18.Commerces et bistrots : le français de rigueur

19.Feux de la saint Jean

20. Autres fêtes

 

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